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La guerre des langues et les politiques linguistiques de Louis-Jean Calvet


Dans La guerre des langues et les politiques linguistiques, publié en 1987, Louis-Jean Calvet propose une réflexion majeure sur les dynamiques linguistiques mondiales. À travers cet ouvrage, il montre que les langues ne sont pas simplement des outils de communication, mais des marqueurs d’identité culturelle, des instruments de pouvoir et des symboles de domination ou de résistance. Calvet analyse les conflits linguistiques, les phénomènes de domination entre les langues, et les stratégies politiques liées à leur gestion. Cet essai dépasse les frontières académiques et interroge les politiques des États, l’hégémonie culturelle et l’importance de la préservation des langues minoritaires.


La langue comme outil de domination

Une hiérarchie linguistique mondiale

Calvet établit que les langues sont inégalement valorisées dans le monde, formant une hiérarchie où certaines occupent des positions dominantes. Cette domination n’est pas naturelle, mais résulte de processus historiques, souvent liés à l’expansion coloniale et à la mondialisation. Ainsi, une langue dominante tend à devenir un outil de pouvoir politique, économique et culturel.

Exemples historiques

  • La colonisation européenne : Durant la période coloniale, les puissances européennes imposaient leurs langues (français, anglais, espagnol, portugais) dans les territoires conquis, reléguant les langues locales à des rôles subalternes. Ces langues coloniales sont devenues les langues officielles dans de nombreux États après l’indépendance, comme le français au Sénégal ou l’anglais en Inde.
  • L’unification nationale : En France, à partir de la Révolution française, le français a été imposé comme langue unique pour renforcer l’unité nationale. Les langues régionales (breton, occitan, alsacien) ont été marginalisées et dévalorisées, souvent sous le slogan « une langue, un peuple ».

Cas modernes

  • L’anglais comme langue hégémonique : Dans le contexte contemporain, l’anglais s’impose comme langue mondiale dans les domaines de la technologie, de la science et des affaires. Cette domination est souvent perçue comme une forme de « néo-impérialisme linguistique ».
  • Exemple personnel : Les jeunes du Maroc, par exemple, privilégient souvent l’anglais pour accéder aux opportunités mondiales, reléguant parfois l’arabe ou le français à des usages plus locaux.

Les politiques linguistiques comme stratégie de contrôle

Qu’est-ce qu’une politique linguistique ?

Les politiques linguistiques désignent l’ensemble des mesures prises par un État ou une institution pour organiser, promouvoir ou restreindre l’usage de certaines langues. Ces politiques révèlent souvent des enjeux de contrôle et de pouvoir.

Typologies des politiques linguistiques

  1. Politiques d’imposition : Une langue est imposée comme langue unique pour unifier un pays ou asseoir une domination. Exemple : la politique linguistique française au XIXe siècle qui interdit les langues régionales à l’école.
  2. Politiques de cohabitation : Plusieurs langues coexistent officiellement, mais rarement de manière égalitaire. Exemple : la Belgique, avec ses trois langues officielles (français, néerlandais, allemand).
  3. Politiques de préservation : Certaines politiques visent à protéger les langues en danger. Exemple : l’État indien qui reconnaît 22 langues officielles pour préserver sa diversité linguistique.

Exemples de politiques modernes

  • Afrique postcoloniale : Dans de nombreux pays africains, les langues coloniales ont été maintenues comme langues officielles après l’indépendance. Cette décision, bien qu’utile pour des raisons pratiques (langue commune entre groupes ethniques), reflète également une dépendance à l’héritage colonial.
  • Amérique latine : Au Pérou, des politiques ont été mises en place pour revitaliser le quechua, mais l’espagnol reste dominant dans les sphères politiques et économiques.

La notion de « glottophagie »

Une langue qui en dévore une autre

Calvet utilise le concept de glottophagie pour décrire le processus par lequel une langue dominante absorbe ou fait disparaître une langue minoritaire. Ce phénomène n’est pas uniquement linguistique, mais également culturel : il s’accompagne de la disparition des savoirs, des traditions et des visions du monde portées par la langue.

Exemples de glottophagie

  • Les langues amérindiennes : Depuis la colonisation, des milliers de langues amérindiennes ont disparu, absorbées par l’espagnol ou le portugais. Aujourd’hui, seules quelques-unes survivent, souvent marginalisées.
  • L’arabe dialectal : Dans certains pays arabes, les dialectes locaux sont parfois perçus comme inférieurs face à l’arabe standard, ce qui contribue à leur dévalorisation progressive.
  • Les langues européennes en voie d’extinction : En Écosse, le gaélique écossais est de plus en plus menacé, avec moins de 2 % de la population qui le parle couramment.

Préserver la diversité linguistique

Un enjeu culturel et identitaire

Pour Calvet, la diversité linguistique est aussi essentielle que la biodiversité. La disparition d’une langue équivaut à la perte d’une manière unique de comprendre et de représenter le monde.

Initiatives pour préserver les langues

  1. Éducation bilingue : Des programmes éducatifs intégrant les langues locales et les langues dominantes permettent de préserver les savoirs culturels tout en ouvrant des opportunités modernes. Exemple : les écoles bilingues en Nouvelle-Zélande, qui enseignent en anglais et en maori.
  2. Technologie et numérisation : L’enregistrement et la documentation des langues menacées à l’aide de technologies modernes. Exemple : Google a lancé des initiatives pour cartographier et sauvegarder les langues en voie d’extinction.
  3. Politiques institutionnelles : L’UNESCO soutient des projets pour protéger les langues en danger, en offrant des ressources pour leur enseignement et leur documentation.

Critiques et limites de l’œuvre

Bien que l’analyse de Calvet soit pertinente et marquante, certains aspects de son travail peuvent être critiqués :

  1. Un accent excessif sur la domination : Les phénomènes linguistiques ne se réduisent pas toujours à des rapports de force. Parfois, l’adoption d’une langue dominante peut résulter d’un choix stratégique des locuteurs eux-mêmes.
  2. Une simplification des interactions linguistiques : La notion de glottophagie, bien qu’éclairante, peut minimiser les processus de revitalisation ou d’hybridation linguistique, comme l’apparition des créoles ou des pidgins.

La guerre des langues et les politiques linguistiques de Louis-Jean Calvet reste une référence incontournable pour comprendre les enjeux linguistiques contemporains. Cet ouvrage invite à réfléchir sur les rapports complexes entre langue, culture et pouvoir, tout en soulignant l’urgence de préserver la diversité linguistique face à la mondialisation. En mettant en lumière des exemples historiques et actuels, Calvet interpelle non seulement les gouvernements et les institutions, mais aussi chaque individu sur l’importance de valoriser les langues comme patrimoine commun de l’humanité.


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